La crise du COVID a levé la majeure partie des blocages et des corporatismes dans lesquels était enkysté notre système de santé en montrant aux professionnels de santé, quels que soient leurs statuts, leur organisation et leur rôle sur le territoire, qu’ils pouvaient travailler ensemble au service du parcours du patient. Mais comment faire en sorte que cela continue demain ?
Clément TRIBALLEAU est directeur d’hôpital en Maine-et-Loire.
À l’heure des premiers « retours d’expériences » et au moment de formuler nos vœux de milieu d’année pour refonder le système de santé dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler de façon assez impropre « le Ségur » (plus chic qu’un Grenelle déjà largement éprouvé), les témoignages de tous les acteurs de santé convergent dans le même sens : la crise du COVID-19 a été « un accélérateur de coopérations » et a rendu possible ce qui auparavant était impossible.
Une crise qui a fait tomber des murs entre les acteurs de l’offre de soins
Comment a-t-on pu vider les lits des hôpitaux en moins de 72h pour accueillir la vague de patients COVID ? Comment a-t-il été possible dans certains territoires de monter en quelques jours des structures ambulatoires de prise en charge du COVID portées par les professionnels libéraux là où de telles organisations s’enlisaient auparavant dans des négociations interminables ? Comment a-t-il été possible d’organiser une vision territoriale et en temps réel des disponibilités en lits des établissements de santé, là où cette information est normalement la chasse gardée des services et des établissements ? Comment les plus de 7000 EHPAD ont-ils pu s’organiser pour adapter presque en temps réel et de façon concomitante leurs organisations au gré des recommandations et consignes changeant parfois plusieurs fois en 24h ?
Premièrement il y a une explication simple à ces questions. Tout le monde n’a plus qu’un seul sujet en tête : la crise. C’est le sens des plans blancs et plans bleus d’arrêter l’ensemble des activités courantes des structures de santé et médico-sociales pour resserrer les chaines de décisions et les interlocuteurs, faire tomber les barrières habituelles entre les corporations et concentrer les énergies sur ce sujet unique. Cette force humaine considérable a été démultipliée par l’utilisation très importante du numérique abolissant les freins à la décision que constituent le temps et la distance en contexte « non COVID ».
D’une part la puissance des réseaux sociaux de groupes de type « WhatsApp » a permis d’accélérer la circulation de l’information dans des délais de l’ordre de la dizaine de minute.
D’autre part les usages massifs d’outils de visioconférence simples et intuitifs (Zoom, Teams, etc.) ont permis de réunir autant qu’il le fallait les professionnels de santé en s’affranchissant des temps de transport. Les organisations sous formes de cellules de crise croisées : réunions resserrées-décision-mise en œuvre immédiate ont permis des réalisations incroyables. Certains hôpitaux sont par exemple allés jusqu’à tripler voire quadrupler leur nombre de lits de réanimation, réorientant la grande majorité de leurs ressources humaines pour la consacrer à la prise en charge des soins critiques.
Cependant ce mode de fonctionnement nécessairement autoritaire car s’affranchissant des formes démocratiques de concertation et des lieux de négociations formalisés dans les établissements de santé ne peut se poursuivre longtemps. Les établissements ont d’ailleurs majoritairement repris dans le courant du mois de mai, à la faveur des premiers effets positifs du confinement, des cycles de concertation pour davantage partager les décisions.
Il n’empêche que la majorité des acteurs de santé fait un premier bilan de cette crise avec une forme de questionnement simple : comment faire en sorte que ce qui a marché pendant quelques mois sur l’ensemble des territoires se poursuive demain ? En somme quelle organisation territoriale de la santé peut-on imaginer pour le monde d’après ?
La communauté professionnelle territorial de santé (CPTS) et l’hôpital de proximité : maillons indispensables de l’organisation des soins pluridisciplinaires du quotidien
Au début de la crise du COVID, pour faire face à l’engorgement des centres 15 et des astreintes d’infectiologie dans les hôpitaux, dans plusieurs territoires les professionnels libéraux se sont organisés.
Recherchant une solution pour prendre en charge les patients potentiellement atteints de ce nouveau virus dont la connaissance restait limitée au début du mois de mars 2020, ils sont nombreux à avoir réutilisé des découpages territoriaux existants (CPTS, secteurs de permanence des soins) pour monter des « centres COVID » répartis sur un département ou un « infra-territoire ». Leur construction dans un temps très court a très souvent été rendu possible par un appui logistique important des collectivités locales, des hôpitaux de proximité voire de l’établissement support du Groupement hospitalier de territoire – GHT (locaux, matériels, etc.). Ces organisations qui ont pu dénombrer des dizaines de milliers de consultations spécialisées COVID ont permis d’éviter un engorgement des services d’urgences qui n’auraient pas pu supporter de voir arriver cet afflux de patients potentiellement suspects de COVID.
Ces centres de consultations ont créé des dynamiques collectives très fortes entre professionnels de santé libéraux (médecins, infirmiers, exerçant en maison de santé ou non…) mais aussi avec les habitants, les élus et les professionnels hospitaliers des hôpitaux de proximité. Ainsi il est aujourd’hui difficile d’imaginer laisser retomber cet enthousiasme inouï né pendant le COVID chez nombre de professionnels de ville.
Le plus souvent l’organisation de ces centres a coïncidé avec les territoires de CPTS déjà construites ou en train de se construire. Ces communautés professionnelles territoriales de santé sont constituées de professionnels de santé qui veulent « assurer une meilleure coordination de leur action et ainsi concourir à la structuration des parcours de santé » (art. L. 1434-12 du Code de la santé publique). C’est justement ce qui s’est passé dans la structuration du parcours du patient potentiellement atteint du COVID-19 !
Avec près de 400 CPTS déjà constituées en 2019, leur nombre est en forte augmentation depuis le début de la crise du COVID. Ces dernières se sont révélées être un maillon indispensable pour l’organisation du « qui fait quoi ? » en proximité des usagers du système de santé. Dans le système de santé de demain tous les territoires sans exception devraient être couverts par des CPTS avec des formes juridiques qu’il appartient aux professionnels de définir en lien avec le projet pluridisciplinaire qu’ils portent avec les habitants et les élus.
Un soutien des ARS doit être apporté en moyens humains de coordination comme c’est déjà le cas dans plusieurs territoires car si les professionnels libéraux ont pu dégager ce temps pendant la crise du fait de la désertion des patients de leurs cabinets avec le confinement, cet engagement est d’ores et déjà plus difficile à maintenir avec la reprise d’activité.
Sur ce territoire de proximité, les hôpitaux également dits « de proximité » se sont révélés être des maillons extrêmement importants de la gestion de la crise : réponse aux besoins urgents des EHPAD, fluidification de l’aval des hôpitaux MCO (médecine, chirurgie, obstétrique) du GHT, filières « entrées directes » sur adressage des médecins libéraux, soutien à la population confinée, plateforme logistique, etc.
Le Ségur doit être l’occasion de « transformer l’essai » après la loi « Ma santé 2022 » en labellisant un maximum de ces établissements et en recréant des lits de médecine en articulation avec les besoins du territoire et de la médecine libérale, loin des logiques comptables qui ont pu prévaloir pour demander des fermetures de lits sur ces établissements par le passé.
Les paradoxes du Groupement hospitalier de territoire (GHT)
En s’élevant un peu sur la carte du territoire de santé, on peut constater que la crise a révélé les paradoxes du GHT : outil à la fois efficace dans l’action et insuffisant pour l’avenir.
Outil efficace car malgré toutes les critiques qui lui sont portées sur sa lourdeur et son hospitalo-centrisme depuis sa création en 2016, comment aurait-on pu imaginer faire face à la vague du COVID dans les hôpitaux publics sans cet appui indispensable de la gradation de la gestion de crise via les liens forts de groupes (et parfois forcés) conquis de haute lutte entre hôpitaux depuis 4 ans ? En effet un certain nombre de GHT ont montré leur capacité opérationnelle dans la crise du coronavirus, parfois même dans certains territoires en pilotant l’ensemble de l’offre de soins de crise pour le compte et à la demande de l’Agence régionale de santé (ARS). Cette capacité d’action doit pouvoir être renforcée en leur donnant la possibilité de prendre une personnalité morale et d’augmenter leurs champs de compétences aujourd’hui délimités par la loi : sur les autorisations, la gestion territoriales des lits, la logistique, la graduation des filières et expertises médicales et paramédicales…
Certains périmètres de GHT ne permettent pas une telle articulation car leur définition en 2016 dans un temps très contraint a été trop soumise aux pressions politiques. C’est l’occasion de corriger ces « erreurs de départ » en redéfinissant les périmètres de certains GHT trop étroits ou trop grands pour être véritablement efficaces, afin de leur permettre de se centrer l’opérationnalité des filières de soins.
La crise du COVID a également permis de rapprocher les établissements dits « MCO » des établissements spécialisés en psychiatrie ainsi que des établissements médico-sociaux, qu’ils fassent ou non partie du GHT.
Pour les premiers, si certains établissements ont eu peu de liens dans la crise avec leur voisin sanitaire, d’autres ont pu expérimenter des organisations de prise en charge psychiatrique du patient COVID croisées entre MCO et établissement spécialisé en organisant le parcours du patient en fonction de son oxygénorequérance. Un appui infectiologique d’une part et un soutien psychiatrique d’autre part ont pu venir accompagner le patient tout au long de son parcours de soins, des premiers signes de COVID jusqu’aux soins les plus aigus. Ces organisations démontrent que les « guerres historiques » entre psychiatrie spécialisée et prise en charge en établissement MCO peuvent être dépassées au service du parcours du patient.
Pour les seconds, la crise du COVID a montré que les centres hospitaliers pouvaient venir soutenir les établissements médico-sociaux en apportant un appui humain et concret par le biais d’équipes mobiles COVID qu’elles soient gériatriques, à destination des publics en situation de handicap ou des personnes précaires. L’expérience de ces équipes mobiles a permis de renforcer les liens entre le sanitaire et le médico-social par le biais de missions de santé publique : formation aux mesures barrières, dépistages, premiers diagnostics, partages sur les recommandations à suivre… Pour autant ces expériences n’ont pas été duplicables sur l’ensemble du territoire national faute de ressources dans certains centres hospitaliers ou d’une dissémination trop importante des établissements médico-sociaux et par la même de leurs compétences. Ce constat plaide pour que chaque établissement médico-social puisse rejoindre une organisation de groupe ou fédérative (type Groupement de coopération sociale ou médico-sociale – GCSMS, fédération, association…). Ce regroupement médico-social est indispensable non pas dans une logique d’économies budgétaires comme souvent envisagé par les tutelles mais au regard d’une nécessité d’inscription dans un réseau de compétences pour pallier l’isolement managérial et à la charge de la structure trop souvent consommatrice de temps pour s’investir sur le territoire.
Pour autant il est clair que le retour à une vision des coopérations centrées uniquement sur les hôpitaux publics et le GHT n’a plus, au regard des apports de la gestion de crise, sa pertinence. Un élargissement rapide est donc nécessaire pour tirer toutes les conclusions de cette gestion « au-delà des murs de l’hôpital ».
Se regrouper pour garder la main : vers le groupe de santé et de l’autonomie (GSA)
Malgré ces réussites majeures, cette crise sanitaire a montré que le virus pouvait toucher tous les établissements quels que soient leurs statuts. Ainsi des solidarités inter-établissements se sont mises en place : prêt de professionnels (infirmiers, aides-soignants) et de matériels (respirateurs, équipements de protection individuels…), déplacements des actes interventionnels hospitaliers sur les plateaux techniques des cliniques, transferts inter-régions de patients réanimatoires infectés par le COVID.
À travers des cellules de crises « territoriales » régulières les établissements de santé et parfois des représentants de la médecine libérale et des CPTS ainsi que des HAD, qui ont aussi pris en charge de nombreux patients COVID, se sont rapprochés étroitement en concentrant leurs énergies sur la prise en charge de ces patients.
Ce constat de « l’impossible devenu possible » doit conduire à défendre sans concessions une réorganisation « de rupture » de l’organisation territoriale de la santé, valorisant la coopération et les missions de santé publique, quand jusqu’alors ont prévalu la concurrence, la verticalité de la décision et les ajustements par le bas sous le prisme uniquement économique.
Aussi faut-il plaider pour la mise en place d’un système de santé territorial qui poursuive les fondamentaux initiés pendant la crise, c’est-à-dire un groupe de santé et de l’autonomie (GSA) rassemblant l’ensemble des acteurs de santé et du médico-social dans une logique de responsabilité populationnelle et de santé publique, missionné sur la prise en charge de la santé tout au long de la vie des habitants du territoire. Il rassemblerait le ou les GHT, les établissements de santé privés, les CPTS, les fédérations et associations médico-sociales, autour d’un projet territorial de santé unique et seul faisant foi pour l’ARS. Tous les autres outils de planification sanitaire devraient être simplifiés en cohérence avec ce dernier ou tout simplement supprimés dans une optique de simplification administrative. La représentation des élus et des usagers serait également organisée au sein de ce Groupe pour en assurer la cohérence avec les besoins de santé exprimés démocratiquement.
Il disposerait de la personnalité morale afin de pouvoir porter un budget propre, des autorisations partagées, des ressources humaines (issues des ARS dont le rôle serait recentré). Il devrait pouvoir contractualiser avec l’ARS des enveloppes versées sur atteintes d’objectifs de santé publique. Ce système ferait ainsi privilégier la coopération sur la concurrence qui prévaut aujourd’hui dans le foisonnement des appels à projets peu efficients consommant énormément d’énergies et de temps en mettant en concurrence les acteurs de santé, pour des résultats souvent limités.
Dans ce scénario le délégué territorial de l’ARS aurait une délégation large du directeur général de l’ARS pour être le représentant de l’Etat garant des arbitrages lorsqu’ils sont nécessaires au sein du Groupe. Dans le même temps l’ARS se verrait confier l’ensemble du champ de l’autonomie, y compris le financement, dans une optique de simplification pour tous les professionnels médico-sociaux en application du principe suivant : une tutelle unique, un financement unique. En cohérence avec ce principe, la même déclinaison devrait s’appliquer également au niveau national entre les différentes directions générales (direction générale de l’offre de soins, direction générale de la cohésion sociale) et l’Assurance maladie. Les besoins exprimés depuis le terrain doivent ainsi définir l’organisation locale, régionale et nationale du système de santé et non l’inverse comme cela a été le cas jusqu’alors.
Unifier le dire et le faire
Ce changement radical proposé pour le système de santé doit permettre de mettre fin à la distinction entre ceux qui pilotent l’offre de soins et ceux qui produisent et font l’offre de soins. Cette distinction qui s’est effacée pendant la crise a montré son efficacité et qu’elle n’était pas à craindre.
Dans tous les cas, il n’en demeure pas moins que l’Etat aura toujours besoin d’une représentation sanitaire en région pour arbitrer sur les grands sujets d’offre de soins sur l’ensemble du territoire national. En ce sens la conservation des ARS, le cas échéant avec une dimension plus forte donnée au Conseil régional dans la gouvernance, reste pertinente, mais leur fonctionnement doit être repensé dans le sens de la régulation et de l’accompagnement des acteurs au plus près du terrain.
Ce système de santé unifié au niveau territorial, en « responsabilité populationnelle », suppose une grande maturité des acteurs la santé et de l’autonomie, plusieurs d’entre eux en ont déjà fait l’expérience et l’ont démontré avant et plus encore pendant la crise. Il y a donc urgence à leur faire confiance au-delà de l’urgence.
D’accord avec l’analyse sur la nécessité des CPTS. Toutefois, elles ajoutent une couche administrative dans un système libéral qui l’est de moins en moins.
Une réflexion sur l’allègement des contraintes paperassieres serait à envisager pour laisser toute sa place au soin. Cela soulagerait les soignants, qu’ils soient médicaux ou paramédicaux, notamment en désert médical.